Le Grand Voyage de Gaspard Bromzières et Camille de Riveblême dans les îles Correspondance complète de Gaspard Bromzières et Camille de Riveblême, respectivement rapportée par Arnaud Le Gouëfflec et Hervé Eléouet - work in progress

Mon cher Gaspard,

La masse et le poids sont deux notions qu’un téthyphore ferait bien d’apprendre à l’école, avec celles du volume, du litre et le sens des proportions. Sans compter les vertus de la modération.

Cet animal vaniteux se préoccupe d’engloutir l’océan. Il ressemble à une baleine (mais ça n’en est pas une), dotée d’une mâchoire extravagante, comme l’embouchure d’un vase. Il ne la referme jamais. Aucun fanon, aucune dent, aucun filtre d’aucune sorte dans ce gouffre : le téthyphore boit, avale, augmente en nageant de l’arrière vers l’avant la quantité d’eau de mer qu’il enfourne. Parce que la nature est bien faite et n’a sans doute pas voulu qu’il éclate (l’espèce aurait été en danger d’extinction), il recrache par des sortes d’écoutilles sur ses flancs ce qu’il vient de boire. Il s’ensuit des éclaboussures, qui peuvent être jolies. Mais produire de belles éclaboussures justifie-t-il d’exister en ce monde ?

 Sa chair, m’a dit Barnip, est répugnante : personne, dans la chaîne alimentaire, n’en veut, pas même les charognards. Ni prédateur, ni proie, le téthyphore continue inlassablement de boire la mer. Quel est cet inconnu mystère ?

Il buvait donc, l’autre jour, de conserve avec notre navire et s’en rapprocha, pour finir, suffisamment : je distinguai cette masse considérable, enfin, avec un mélange de frayeur et de curiosité. Le téthyphore n’a pas d’yeux. Il n’émet aucun son (il n’en a probablement pas le temps). Son apparence est celle d’une limace géante de couleur grise. Sa nageoire caudale bat régulièrement, imperturbablement les flots, comme le balancier très lent d’une horloge.

Je ne serais pas en mesure de vous en dire davantage, ou plutôt de vous faire part d’autre chose que de mes impressions, sans une idée que j’eus. Je vous l’expliquerai demain car je ne suis pas tout à fait libre de vous écrire aussi longuement que je voudrais. Je dois tenir une promesse.

Votre,

Camille de Riveblême

PS : Je suis à peine étonné par votre histoire d’îles. J’ai quelque chose de semblable à vous servir sur la naissance des îles – de certaines îles – quoique différent (mais semblable un peu) – mais une seule histoire à la fois.

***

Mon cher Camille,

Un monstre qui boit la mer ? Et qui la recrache par les flancs ? Je ne peux que penser au malheureux Sisyphe poussant son rocher, ou aux Danaïdes remplissant inlassablement leur tonneau. Mais votre animal a ceci de monstrueux qu’il est bien réel, et que son supplice ne se déroule pas dans le monde décalqué des Enfers, mais sur nos océans. Tout être a son utilité. Qui sait quelle est sa fonction ? Celle de filtrer l’océan ? Pourquoi le passer ainsi à son épuisette ? Sans doute pour se nourrir, ou peut-être pour tenter d’en changer la nature ? Il me brûle d’en savoir davantage et de connaître cette idée que vous avez eue. Car je sais que lorsqu’une lumière s’allume à votre plafond, Camille, elle a toujours l’apparence d’un lustre.

Sachez que de mon côté, je n’ai pas rencontré de créature et, lorsque j’ai franchi la première haie qui ceinturait la plage de la première île, je n’ai vu s’envoler que des oiseaux communs, quoique trop colorés peut-être, dérangés par la soudaine irruption d’un homme dans le petit monde qu’ils avaient appris à savourer clos, ramassé, encloché, à l’abri de toute intrusion. Mon apparition leur apprit sans doute que l’heure était venue de se frotter au monde, à l’ouverture béante de l’océan, et aux contrariétés de toutes sortes, ce qui explique la vigueur de leurs cris, la grossièreté de leurs imprécations, et la faible musicalité de leur chant. J’interprète, bien entendu, car je ne parle pas l’oiseau.
Laissez-moi maintenant vous raconter l’étrange balade que je fis.
Je ne sais où cette île a été pêchée, sur quelle mer anormale, mais elle n’avait rien d’habituel. La première chose que je découvris, une fois les taillis passés et la rumeur de la plage et de ses rouleaux effacée, fut une succession de clairières alignées les unes aux autres comme les éléments d’une marelle, chacune dotée d’une couleur dominante : la première était mauve, parsemée de petites fleurs jaunes, et la suivante d’un beige de nappe de salon, au centre de laquelle trônait un chêne qu’on aurait dit ciré, tant son écorce était polie ; plus loin s’ouvrait une clairière d’un vert excessif, d’où s’ébrouèrent des sortes de poules d’eau roses comme des cochons de lait. Je poursuivis ma progression et découvris une autre clairière, d’un bleu tout à fait absurde, tandis qu’autour, les taillis devenaient des arbres serrés comme des planches, que le sol bouclait comme de la moquette, et que le parcours se trouvait comme balisé. J’oserais dire, Camille, que bientôt, j’eus le sentiment de suivre un couloir tout à fait bourgeois, où chaque élément avait été disposé selon des lois de complémentarité et conformément à une esthétique.

Je ne me doutais pas alors de ce qui m’attendait. Comment aurais-je pu imaginer une chose pareille ? Laissez-moi le temps de remettre mes notes et mes esprits en ordre. Vous ne serez pas déçu.
D’ici là, je saurais ce qu’il est advenu de votre téthyphore.

Votre Gaspard

***

Mon cher Gaspard,
Une idée ne surgit pas du néant : il faut, avant qu’elle éclose dans un parterre – le parterre c’est mon cerveau – qu’une main généreuse en ait semé les graines, qu’une terre fertile en ait permis la germination, qu’un climat propice en ait favorisé la croissance sous la forme d’une tige et de feuilles qui sont allégoriquement les prémisses de la révélation, que par mille soins divers on ait écarté de cette jeune pousse les périls qu’encourt une réflexion nouvelle dans le monde des idées. Cette main, cette terre, ce climat, ces soins, ce sont la poésie, la physique, l’histoire et la géométrie. Il a bien fallu que la gravitation existe pour que Newton puisse la découvrir, que l’épopée de Gilgamesh fût rédigée afin que La Fontaine écrivît des fables qu’il prit sur Ésope – cela présumant que l’écriture elle-même ait été inventée – que la mer fût remplie d’eau pour qu’un bateau s’abstienne de couler tant qu’on n’y fait pas de trous : etc. (Et pour écrire etc, a-t-il fallu parler latin !)
Je formule ici des évidences ; vous n’avez pas besoin qu’on vous rappelle que toute cause est suivie d’effets, seulement que je vous fasse part desdits effets, comme j’attends que vous m’expliquiez sur quoi débouchent vos clairières successives : elles sont inévitablement un prélude à ce qui les continue. (D’ailleurs, vous l’annoncez dans votre lettre).
Il semble que sur mon navire, personne ou quasiment ne soit capable d’entendre un raisonnement si simple. Barnip, passe encore : il n’a pas étudié le grec ni la littérature. Mais quand j’ai expliqué vouloir qu’on m’attache au mat, comme Ulysse, pour mieux étudier le téthyphore, un officier m’a objecté que cet animal ne chantait pas pour attirer les marins.
 N’êtes-vous pas curieux d’en connaître la raison ? demandais-je. Allons, liez-moi les mains : je passerai la nuit sur le pont.
Gaspard, j’ai touché du doigt cette vérité que l’inspiration d’un seul se heurte à l’incrédulité de tous ; combien d’autres avant moi ont éprouvé cette sensation ?
La sagesse d’Homère parlait pour moi, et le bien-fondé des mythes s’est vérifié souvent : ce qu’ils figurent correspond à des faits, à des comportements individuels ou collectifs que la science et la psychologie ont pu établir en différentes occasions.
Il a fallu batailler pour qu’on m’obéisse. Je regrette d’avoir à l’écrire, mais j’ai dû élever quelque peu la voix et parler d’un ton sans réplique.
Au bout d’un certain temps, j’obtins gain de cause. On m’attacha. Je fis semblant de ne pas voir certains haussements d’épaules. Du reste, mon esprit se tournait déjà vers cette nuit de veille et d’affût. L’inconfort de ma position ne me dérangeait nullement. Je regrettai seulement de n’avoir pas demandé qu’on me lie après le repas du soir.
Ce qui se produisit dès que la nuit fût complètement tombée me récompensa de mon obstination. Une méthode éprouvée, quoiqu’on en dise, est un bon moyen de résoudre une question, quand on l’applique avec discernement. Le téthyphore, désormais, n’a plus de secret pour moi.
J’avais raison.
À demain Gaspard,
C.

***

Mon cher Camille,

Il fallait un Anglais pour inventer le mot "suspense". Suspense, petit mot sans envergure, au diapason de l’ivresse que provoque le thé ou de l’appétit d’ogre qu’il faut pour engloutir un toffee. Un mot sans saveur qui sert pourtant, avec ses petits moyens, à désigner les différents degrés de l’incertitude et de l’attente - de l’impatience à la morsure mortelle de l’angoisse. Mais enfin, pour désigner autrement le grill sur lequel vous venez de me mettre, quel mot ai-je à ma disposition ? Suspense ? Pouah ! C’est d’un mot latin, plein de drame et d’emphase, dont nous aurions besoin, pas de ce petit gadget en cuir et laiton, produit du flegme britannique, terme de petite mécanique tout juste bon à désigner le ressort d’un devil toy ?

Je brûle de savoir ce qui s’est produit, et plus encore de saisir la logique qui vous conduisit à vous faire attacher.

Vous parlez d’Homère, et cela "sonne une cloche", comme disent encore ces Anglais, décidément si économes (je n’ai rien contre les Anglais, mais reconnaissez que chez eux, la pingrerie de sentiments et le refoulement des émotions a pris le raffinement d’un art martial). J’ai en effet, moi aussi, pensé à Ulysse et à son Odyssée lorsqu’au milieu de la clairière suivante – vous vous souvenez de ce couloir presque bourgeois qui s’ouvrait entre les arbres ?-, je tombai sur une porte. Une porte dans une île, montée sur des gonds au beau milieu de l’écheveau de la végétation. Une porte dotée d’une serrure patinée, dont je n’avais évidemment pas la clef.

Que faire Camille ? Vous me croirez si vous voulez, mais après avoir tenté en vain de crocheter ladite serrure, après m’être accroupi pour regarder par ("to look through", dirait l’autre), et n’y avoir vu que ténèbres, j’en fus réduit à frapper.

Imaginez le ridicule qui fut le mien. Frapper à une porte fermée au beau milieu des îles.

Le plus extraordinaire étant qu’on m’ouvrit.

Oui Camille ! J’entendis distinctement des pas sur un plancher, puis un cliquetis de clefs sans doute pendues à un trousseau, et deux tours. La porte tourna sur des gonds parfaitement huilés.

Je me trouvai nez à nez avec un bonhomme de petite taille, qui me toisait. Et c’est là qu’Homère intervient, si j’ose dire.

Le bonhomme n’avait qu’un œil.

Pas un œil sur deux, pas un œil de borgne, qui lui donne paraît il sur les aveugles un royal ascendant, non, un seul œil, prenant tout le front, et pas plus de nez que de bouche.

Comment fîmes-nous pour engager la conversation ? Lorsque vous le saurez, Camille, je saurais pourquoi vous vous fîtes attacher à ce mât.

Une affaire urgente m’oblige à abréger cette lettre.

Faites attention à vous, Camille, et ne soyez pas trop empressé de vous faire attacher par quiconque, même Barnip et ses collègues, car il est des nœuds que certains ne sont jamais pressés de défaire.

Votre Gaspard.

***

Mon cher Gaspard,

Vous me parlez de logique ? Je vous réponds : protocole scientifique. Lavoisier, qui était chimiste, mélangeait des produits en prenant soin de les peser d’abord pour vérifier qu’il en resterait moins après les avoir brûlé dans un creuset : c’est une méthode semblable qui me fit commander qu’on m’attache au mât du navire. Je saurais, le lendemain matin, s’il resterait de moi autant que la veille. Je ne pourrais, comme Ulysse, prétendre avoir entendu le chant des sirènes, mais, soumis à la même expérience que lui, je serais capable de mesurer comment et à quel point elle m’a transformée, et de mieux comprendre le phénomène que j’étudie. C’est ainsi que la science progresse. Je vous recommande beaucoup, dans vos démêlés avec les cyclopes, d’adopter des méthodes similaires.

Les deux premières heures, il ne se passa rien. Je ne progressai pas d’un pouce dans l’analyse du tétyphore ; sa raison d’être me demeurait obscure. Une ou deux fois, je fus traversé par un sentiment d’inutilité. Si j’avais pu noter mes observations dans un carnet, elles se fussent bornées à la mention de l’énorme animal à côté du navire, en précisant qu’il m’était cependant, à cette heure et de l’endroit où je me trouvais, impossible de l’apercevoir. Je tempérai mon impatience naturelle en me répétant que les révélations surgissent comme des oasis dans le désert, et qu’il est par définition nécessaire d’attendre le temps qu’il faut avant que toute attente prenne fin.

Peu à peu, malgré moi, mes pensées se détachèrent de leur objet premier. Il me vint à l’esprit que, petit garçon, j’adorais la soupe de potiron.

N’est-ce pas une pensée surprenante, et particulièrement originale ? Je n’aurais jamais imaginé qu’un voyage sur l’océan dût être le lieu de se remémorer mon goût pour la soupe au potiron – il n’aurait pas dû l’être – il ne l’aurait pas été sans le tétyphore – mais cela je n’y ai réfléchi qu’après qu’on m’eut délié, plus tard.

De la soupe au potiron je glissai vers les principes fondamentaux qui sous-tendent l’univers – il y avait un rapport, le légume – et de là, vers mille choses diverses, grandes ou petites. Le plafond d’étoiles m’inspirait une foule de réflexions. J’ébauchai des théories d’une complexité admirable. Si j’avais pu les noter, le monde en eût été changé. Quelque part alentours d’une heure ou deux heures du matin, je sombrai dans un demi-sommeil, sans cesser d’imaginer et de comprendre ; de temps en temps, ma tête basculait sur mon épaule, ce qui me réveillait. Je modélisai par une équation dont je ne me souviens plus une loi sur le basculement des crânes.

Éprouvais-je une sensation de fraîcheur à cause du vent ? Cela me rappelait un hiver de mon enfance où il avait beaucoup neigé ; j’étais capable de me figurer que s’il n’avait pas neigé cet hiver-là, mon enfance eût été tout autre et de me représenter l’homme que je fusse alors devenu.

En une nuit, en une nuit terrible, extravagante, mystique, je touchai du doigt ce qui d’ordinaire est impalpable et constitue la matière cachée, l’architecture invisible du monde. Au matin, il pleuvait, une pluie fine qui avait dû commencer un peu avant l’aube – je n’avais rien senti, plongé dans mes spéculations. Barnip vint me voir et me demanda si tout s’était bien passé.
 Je voudrais que cela n’eût point de fin, murmurai-je.
 Doit-on vous laisser encore un peu ficelé ?
Je sursautai.
 Surtout pas.
La faim, je m’en rendais compte, me tenaillait l’estomac. J’éprouvai d’un seul coup l’inconfort de ma position. Je redescendis sur terre (si j’ose dire), à nouveau moi-même, quoique intérieurement changé.
 Vous êtes sûr ?
 Libérez-moi, Barnip. Je vous ferai de la soupe aux potirons. Je m’y engage. Pendant toute une semaine.
Ce que ma proposition avait de rationnel et de sensé, il ne pouvait pas le comprendre, n’ayant pas été soumis à la même épreuve que moi.

Il me délivra, et je m’efforce depuis trois jours de tenir ma promesse, dans la mesure où il est humainement possible de la tenir (nous n’avons pas de potiron à bord).

À présent, certaines choses comptent pour moi davantage qu’avant cette nuit singulière ; je ne saurais mieux dire le rôle du tétyphore. Cet animal produit un effet considérable sur la psychologie de ceux qui s’y intéressent. Je laisse à d’autres le soin d’étudier son anatomie ; il me suffit d’avoir compris l’essentiel. Songez que – le second me le révéla – moins d’une heure après qu’on m’eut attaché, il s’était éloigné du navire – et que par conséquent cette bête est capable d’affecter un scientifique à distance. Vertigineux.

Je vous laisse. Je vais réchauffer du bouillon. Nous approchons d’une île. Je m’en réjouis car je brûle d’un peu d’action. Il ne s’agit pas de l’Angleterre, on aperçoit des pyramides. J’en suis heureux, car le thé m’occasionne des transports nerveux.

Voici pour vous élucidé le mystère du tétyphore, je vous recommande de faire comme moi si vous en croisez.

C.

***

Mon cher Camille,

Un monstre qui donne à penser ? Lesquelles pensées filent entre les abîmes de l’univers et s’achèvent dans un projet de soupe au potiron ? Souvenez-vous des théories du vieux Pilonor à l’école des Chartes : tout est lié, et du potiron à l’éther, de la soupe à l’esprit, il n’y a parfois qu’un saut de puce. Le vide qui nous gorge et sépare les atomes est le même que celui qui fait les déserts stellaires, et le lien mystérieux qui tient tout cela ensemble (car le vide fait un vilain mortier) ne fait point de différence entre l’âme et le potiron. Tout est matière, disait Pilonor, de la matière à l’esprit : que l’esprit soit encore de la matière, c’est ce que claironnent les matérialistes, qui prennent leur certitude pour trompette. Que la matière soit aussi esprit, voilà qui en revanche est tout à fait vertigineux. Mais je m’égare : le potage me va tout à fait, quand il s’agit de lier ensemble les mystères de l’univers, et je connais un estaminet de Chibognac-Les-Alleux où on en prépare un capable de réconcilier avec le cosmos, les hommes, et même le potiron.

Pour ma part, je vous avais abandonné en plein cyclope. Car comment nommer autrement cet être qui m’ouvrit la porte ? Un œil, Camille, un globe oculaire pour toute tête. Des bras, des jambes, un torse (à ce propos, il portait un costume de marin), mais point de menton, ni de bouche, ni rien de ces colifichets qu’on appelle le nez, les joues, les pommettes ou le front, et qui font tout le visage. Non, un gros œil absurde, d’autant plus, et je tremble encore à ce souvenir Camille, que cet œil n’avait pas de paupières.

Peut-être ai-je trop voulu vous hameçonner en parlant de conversation. Nous restâmes simplement l’œil dans l’œil, communiquant muettement, et vous me croirez si vous le voulez : cet échange fut plus complexe qu’il n’y paraît. Mais cela, je ne le compris que bien plus tard, et j’y reviendrai.

Oui, vous m’avez bien lu : l’homme écarquillait à perpétuité. Comment dormait-il ? Comment pouvait-il vivre sans seulement cligner de temps à autre, activité mécanique, mais sans laquelle nous serions des créatures de pur larmoiement, passant notre vie dans les collyres et les bains optiques ? J’aurais bien voulu lui poser la question, mais j’avais trop peur, et surtout, je le répète, il n’avait pas de bouche. A fortiori point d’oreille pour entendre une question. Nous restâmes tous deux face à face, si j’ose dire, sans rien avoir à se dire. J’aurais pourtant voulu savoir pourquoi, dans ces îles recomposées, se trouvait un couloir de clairière aboutissant à une porte sans logique. Mais la question ne fut pas posée, d’autant que, sans un seul geste, mais d’un simple miroitement de la pupille, il sembla m’inviter à entrer. Ce que j’acceptai sans mot dire, franchissant le seuil.

Savez-vous ce qu’il y avait à l’intérieur ? Non Camille, je ne vais pas vous faire le coup d’interrompre ici la lettre : je vais vous le dire, et peut-être serez-vous déçu. Car la porte n’ouvrait sur aucun horizon, si ce n’est celui d’un déplorable réduit, un appartement tout au plus, aux murs peints de fausses perspectives, sur lesquels un peintre fort médiocre avait barbouillé à l’arrière-plan une sorte d’océan, au premier plan des arbres sommaires. Le tapis couleur sable qui couvrait le sol ne parvenait pas dissimuler l’affreux parquet qu’il devait faire oublier. Au fond de ce corridor, l’être à un œil vivait dans une impasse d’un kitsch absolu.

Aussitôt pris d’un étrange sentiment de malaise, je pris congé de lui :

- Pardonnez-moi, cher monsieur, de vous avoir dérangé.

Il opina de l’œil, et moi du chef. Voilà à quoi se borna notre échange. Puis je rebroussai chemin. Mais c’est alors, Camille, qu’une chose tout à fait fâcheuse se produisit, laquelle fera l’objet de ma prochaine lettre.

Votre Gaspard